France – Maroc : la gifle de Neuilly
L’irruption de policiers armés à la porte de la résidence de l’ambassadeur du royaume en France a déclenché une vraie crise diplomatique entre les deux pays. Retour sur une semaine de tensions, de petites phrases et de guérilla judiciaire.
(Mis à jour le 25 avril à 14h22 – voir mise au point ci-dessous)
Lyautey appelait cela « l’odieux muflisme du colon français » – cette propension à la suffisance teintée de morgue, cette jouissance à humilier l’indigène. Toutes distances gardées, c’est un peu de cette arrogance qu’ont ressenti les autorités marocaines lorsque, dans l’après-midi du 20 février, sept policiers français, munis selon les témoins de gilets pare-balles, sont venus remettre à la résidence de l’ambassadeur Chakib Benmoussa, à Neuilly-sur-Seine, une convocation adressée par la juge d’instruction Sabine Kheris à Abdellatif El Hammouchi, directeur de la DGST (sécurité intérieure). Hammouchi n’était plus sur les lieux, déjà reparti pour Rabat, et le majordome de la résidence a refusé de réceptionner le papier bleu, mais le mal était fait.
Point de départ d’une semaine de crise de nerfs entre la France et le royaume, cet incident démontre, s’il en était besoin, qu’un partenariat, si « exceptionnel » soit-il, n’atténuait en rien la vivacité du nationalisme marocain. Certes, les multiples épisodes de l’affaire Ben Barka n’ont cessé de rythmer depuis près de cinq décennies les rapports judiciaires entre les deux pays : pas moins de quatre généraux marocains, Oufkir, Dlimi et plus récemment Benslimane et Kadiri, ont ainsi été inquiétés par la justice française. Encore s’agissait-il là d’un héritage de l’époque hassanienne, dont le roi Mohammed VI n’est ni comptable, ni responsable. Cette intrusion au coeur du pré carré de la monarchie est donc une première pour lui, puisque les faits à l’origine de la gifle de Neuilly ont eu lieu sous son règne et que le principal mis en cause est l’un de ses très proches collaborateurs. Manifestement, il n’a pas apprécié.
Enaama Asfari, Sahraoui natif de Tan Tan
Au commencement étaient les plaintes déposées à Paris par trois Franco-Marocains ayant en commun d’être passés par les prisons du royaume. Le premier, Enaama Asfari, 44 ans, se trouve d’ailleurs toujours dans une cellule de la centrale de Salé. Ce Sahraoui natif de Tan Tan, Français à la suite de son mariage avec la militante pro-Polisario Claude Mangin, est un indépendantiste particulièrement actif, habitué des voyages à Alger et des séjours dans les camps de Tindouf. Arrêté à plusieurs reprises entre 2006 et 2009 pour « violences et ivresse » selon la police marocaine (« motifs politiques » selon lui), Asfari a été en octobre 2010 l’un des principaux chefs du camp de toile de Gdeim Izik (non loin de Laayoune) et, si l’on en croit les autorités du royaume, le principal artisan de sa radicalisation. À la veille du démantèlement de cette implantation (qui se soldera par treize morts, dont onze membres des forces de l’ordre), il est arrêté à Laayoune, puis traduit en justice en février 2013 avec 23 autres Sahraouis devant le tribunal permanent des Forces armées royales. Si l’on en croit l’accusation, des armes et une forte somme d’argent auraient été découvertes dans sa tente. Verdict : trente ans de prison.
Le second, Zakaria Moumni, lui aussi époux d’une Française, a connu son bref instant de célébrité en 1999, lorsqu’il a remporté le championnat du monde de kickboxing catégorie light contact, une discipline plutôt confidentielle et non olympique, mais dans laquelle les Maghrébins excellent. Son heure de gloire passée, Moumni n’a qu’une obsession : se faire nommer conseiller auprès de la Fédération royale marocaine de boxe (FRMB), poste auquel il a droit, assure-t-il, et qui s’attribue sur décision du Palais. En 2006, devant son insistance, le roi lui fait octroyer deux licences de taxi, l’une à son nom, l’autre à celui de son père. Mais Zakaria Moumni n’en démord pas. En janvier 2010, le voici qui manifeste bruyamment devant la résidence royale de Betz, en région parisienne, avant de se faire interpeller par la police. Huit mois plus tard, l’ancien champion est arrêté à l’aéroport de Rabat à la suite d’une plainte pour « escroquerie » et « usurpation de titre » déposée contre lui par deux citoyens marocains. Condamné en octobre 2010 à trois ans de prison, Moumni est gracié seize mois plus tard, rentre en France et poursuit sa quête. Il exige des compensations, dénonce la « corruption » au sein de la FRMB et va même jusqu’à adresser une lettre ouverte à… Barack Obama, en novembre 2013.
L’acteur espagnol Javier Bardem présente son film Enfant des nuages, la dernière colonie à Paris
le 18 février, en compagnie de la militante indépendantiste Aminatou Haidar (en rose). © Kenzo Tribouillard/AFP
Le troisième plaignant, Adil Lamtalsi, 33 ans, est le moins médiatique, mais c’est par lui que le scandale est arrivé. Après une éphémère carrière de producteur de cinéma à Rabat (Nancy et le monstre, de Mohamed Frites en 2006, film qui n’est pas resté dans les annales) et quelques ennuis avec la justice espagnole, Lamtalsi est arrêté à Tanger en octobre 2008 pour « tentative avortée d’expédition de 1 601 kg de chira [cannabis] par voie aérienne » à partir d’un terrain de fortune non loin de Ksar El Kebir. Condamné à dix ans ferme, ce Franco-Marocain est transféré en avril 2013 de la prison de Kenitra à celle de Villepinte, en France, pour y purger le reste de sa peine. En mai, il dépose une plainte contre la DGST et, en décembre 2013, une juge d’instruction est saisie de son dossier. Son nom : Sabine Kheris, magistrate connue pour être intervenue dans les affaires Bettencourt et Karachi et qui instruit en ce moment la plainte du Franco-Ivoirien Michel Gbagbo (le fils de Laurent) contre Guillaume Soro. C’est elle qui, alertée au matin du 20 février de la présence à Paris d’Abdellatif El Hammouchi, venu pour une discrète conférence réunissant des responsables sécuritaires français, marocains, espagnols et portugais, dépêchera les policiers à la résidence de l’ambassadeur.
>> Lire aussi : Coup de froid entre Paris et Rabbat après des accusations de torture
Un trio d’avocats pugnaces
Ces trois Franco-Marocains, pris en charge par l’ONG Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (Acat) et un trio d’avocats pugnaces – William Bourdon, Patrick Baudouin, Joseph Breham -, bénéficient d’un réseau de soutien suffisamment informé pour être au courant des allées et venues des officiels marocains en France et suffisamment organisé (y compris financièrement) pour permettre au kickboxer Zakaria Moumni d’aller plaider sa cause aux États-Unis : il s’y trouvait fin février, à la recherche de soutiens entre New York et Washington.
Tous trois jurent avoir été interrogés et torturés pendant une brève période au siège de la DGST, à Témara, en la présence furtive d’El Hammouchi – d’où les plaintes contre ce dernier. Une accusation démentie à Rabat, où l’on assure que les trois prévenus ne sont jamais passés par Témara, et qui étonne beaucoup les familiers de ce haut fonctionnaire de 47 ans. Certes, le juriste Abdellatif El Hammouchi a fait toute sa carrière dans la « maison », à l’ombre du général Laanigri dont il fut le bras droit. Mais ce spécialiste, très apprécié de ses interlocuteurs étrangers (en particulier français et américains) pour sa connaissance de l’islamisme radical, est aussi celui qui a démystifié la DGST en ouvrant son siège aux visites de parlementaires, de magistrats et de militants des droits de l’homme. Que diable serait-il allé faire dans cette galère tout droit surgie des années de plomb ?
Devant l’ambassade de France à Rabat, mardi 25 février. © Jalal Morchidi / AFP
Si les Marocains sont furieux en ce jeudi 20 février, c’est aussi pour une autre raison. Par le plus grand des hasards, une autre affaire est venue télescoper et amplifier la péripétie de Neuilly. Le 18, soit deux jours auparavant, l’acteur espagnol Javier Bardem, qui, à l’instar de son amie Victoria Abril, du Français Pierre Richard et de quelques autres, fait partie de la petite galaxie des vedettes engagées aux côtés du Polisario, est venu présenter à Paris son film Enfants des nuages, la dernière colonie. Une heure vingt d’habile propagande dans laquelle Bardem se met volontiers en scène, entrecoupée d’interviews d’indépendantistes (« c’était mieux du temps de la colonie espagnole » [sic]), d’images d’archives et d’animations présentant le conflit de façon simpliste. L’Algérie est à peine mentionnée, la Mauritanie pas du tout. Pas un mot sur le plan d’autonomie ni sur la situation des droits de l’homme dans les camps de Tindouf. Flanqué d’Aminatou Haidar, égérie du Polisario « de l’intérieur », Javier Bardem évoque en marge de la projection une phrase que lui aurait dite l’ambassadeur de France auprès de l’ONU, Gérard Araud, rencontré en 2011 : « Le Maroc est une maîtresse avec laquelle on dort tous les soirs, dont on n’est pas particulièrement amoureux, mais qu’on doit défendre. » Rebelote le soir, sur le plateau du Grand Journal de Canal+. Sur le coup, nul n’y prête attention. Mais deux jours plus tard, jointe au camouflet de Neuilly, la confidence désabusée attribuée au diplomate français et reprise par le ministre marocain de la Communication, qui s’en offusque, sera le détonateur de la crise.
Rabat annonce la suspension des accords de coopération judiciaire entre les deux pays
Désormais, tout va vite. Lundi 24 février, la conférence que l’envoyé spécial de François Hollande pour la protection de la planète, Nicolas Hulot, devait tenir à Rabat est annulée par les autorités marocaines sans explications. Le soir, le président français téléphone au roi Mohammed VI, en visite de travail en Côte d’Ivoire. Les deux hommes se parlent longuement, sur un ton apaisé, mais le souverain n’obtient pas les « explications » qu’il exige. Mardi 25 dans l’après-midi, le ton monte : plusieurs milliers de Marocains manifestent devant l’ambassade de France à Rabat, dans le calme certes, mais tout de même. Drapeaux chérifiens, slogans monarchistes, portraits du roi en uniforme militaire face au bâtiment surmonté du drapeau tricolore : une image rare. Le soir, la situation paraît suffisamment tendue vue de Paris pour que trois ministres français, Jean-Marc Ayrault, Manuel Valls et Laurent Fabius, appellent leurs homologues marocains respectifs, Abdelilah Benkirane, Mohamed Hassad et Salaheddine Mezouar.
Mercredi 26 enfin, Rabat annonce la suspension des accords de coopération judiciaire entre les deux pays. « Puisque les Français nous indiquent que le problème ne concerne que leur justice et que leur justice est indépendante, bref qu’ils n’y peuvent rien et que cela risque de se reproduire, notre riposte se situe donc sur le terrain judiciaire », confie un proche du Palais. Manière aussi de canaliser le contentieux dans un cadre précis sans jeter le bébé – le fameux « partenariat d’exception » vanté par François Hollande – avec l’eau du bain. En attendant, les premières victimes de ce qu’il faut bien appeler pour le moins une crise diplomatique sont les Franco-Marocains détenus au Maroc, dont les dossiers sont bloqués. Autrement dit ceux-là même dont les ONG et leurs avocats exigent le transfèrement. Ces derniers seraient-ils instrumentalisés par des lobbies hostiles au régime marocain ? On aimerait ne pas le croire même si, à moins de deux mois d’un rendez-vous crucial devant le Conseil de sécurité de l’ONU sur la prolongation du mandat (sous sa forme actuelle) des bérets bleus de la Minurso au Sahara occidental, la coïncidence est plutôt troublante.
François Soudan, avec Youssef Aït Akdim
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Mise au point
Suite à la publication de notre enquête, nous avons reçu la mise au point suivante de la part de Jean-Étienne de Linares, de l’ONG ACAT-France :
« • L’ACAT ne représente pas Zakaria Moumni mais seulement Adil Lamtalsi et Ennaâma Asfari qui sont défendus par Me Joseph Breham. Me William Bourdon représente une autre victime torturée au Maroc, Mostafa Naïm, dont il n’est pas question dans cet article ;
• Ennaâma Asfari n’est pas français mais uniquement marocain et n’a pas acquis la nationalité française à la suite de son mariage avec Claude Mangin ;
• Ni Adil Lamtalsi ni Ennaâma Asfari n’ont prétendu avoir été torturés en présence d’Abdellatif Hammouchi. Adil Lamtalsi allègue avoir été torturé, en 2008, au centre de détention secret de Temara, administré par la Direction générale de la surveillance du territoire (DGST), dirigée par M. Hammouchi. Ennaâma Asfari allègue avoir été torturé au commissariat de police puis au commissariat de gendarmerie de la ville de Laayoune, en novembre 2010, en présence notamment d’agents de la DGST. C’est donc en tant que responsable hiérarchique de la DGST et possible ordonnateur de la torture que M. Hammouchi est mis en cause dans les plaintes des victimes suivies par l’ACAT ;
• Ni l’ACAT ni les avocats engagés par l’association ne sont instrumentalisés par des lobbies hostiles au régime marocain. L’ACAT défend les victimes de tortures sans distinction et partout dans le monde, quels que soient leur nationalité, leur appartenance ethnique, leur religion ou encore le crime qui leur est reproché. »
Réponse
M. Abdellatif Hammouchi est, dites-vous, « mis en cause dans les plaintes des victimes suivies par l’ACAT ». Or, son nom ne figure pas dans l’une des deux plaintes – celle déposée le 20 février 2014 par Me Breham en votre nom et au nom du détenu marocain Ennaâma Asfari.
Par contre, si l’on en croit le message « très urgent » adressé le 20 février 2014 par Me Breham à la juge Sabine Kheris, attirant son attention sur la présence supposée à Paris de M. Hammouchi et lui demandant de saisir « cette opportunité d’obtenir des déclarations d’un homme-clé de la torture subie par M. Lamtalsi et du système tortionnaire marocain en général » (sic), votre autre représenté Adil Lamtalsi aurait, lui, bien déposé plainte contre le directeur de la DGST.
Il convient enfin de préciser, pour l’objectivité du débat, que les autorités marocaines démentent le fait qu’Abdellatif Hammouchi se soit rendu en France à l’occasion de la tenue du G4 sur la sécurité et assurent qu’il ne figurait pas sur la liste de la délégation marocaine à cette réunion.
F.S.
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